
Par A. Boumezrag – Il est des lieux où la géographie devient une allégorie morale. Gaza, minuscule bande de terre coincée entre la mer et un mur, n’est plus seulement une enclave : c’est le miroir de notre époque, une parabole tragique où se reflète le visage fatigué de l’humanité moderne. Huit kilomètres de large, quarante de long – à peine un soupir sur la carte – et pourtant, tout y est : l’histoire, la politique, la religion, la peur, l’arrogance et la mauvaise foi. On y trouve concentré, à l’échelle du sable, tout ce que le monde a appris à justifier.
L’ironie de Gaza, c’est qu’elle ne figure plus sur les cartes touristiques mais sur celles de la morale. Autrefois, les guerres se menaient au nom de dieux, de rois ou d’idéaux. Aujourd’hui, elles se gèrent en conférences de presse, se chiffrent en «dommages collatéraux» et se justifient par des «nécessités sécuritaires». L’histoire a remplacé le courage par le calcul et la tragédie par la communication. Pendant que les bombes tombent, les chancelleries publient des communiqués «préoccupés» – l’adjectif préféré des diplomates depuis qu’ils ont renoncé à l’indignation.
La géographie, elle, n’a pas changé. Gaza reste cette frange de terre cernée, où deux millions d’êtres humains tentent de survivre dans un espace que même les cartes satellites floutent par pudeur. A quelques kilomètres de là, les stations balnéaires d’Ashkelon ou de Tel-Aviv rappellent que la Méditerranée sait être bleue, quand on la regarde du bon côté du mur. La géopolitique, elle, s’en amuse : depuis Washington jusqu’à Bruxelles, on disserte sur «le droit à la défense» avec la même passion qu’on met à commenter un match nul. Le lexique de la guerre est devenu une langue morte, où «proportionnalité» signifie l’asymétrie du feu, et «cessez-le-feu» l’attente polie entre deux offensives.
L’histoire, pourtant, ne manque pas d’ironie. On disait autrefois «plus jamais ça», après chaque massacre, chaque génocide, chaque horreur rationalisée. Mais la mémoire humaine a la durée d’un cycle médiatique. Ce qui, hier, faisait pleurer les consciences sert aujourd’hui à meubler les plateaux télé. Dans ce théâtre global, Gaza joue le rôle ingrat du figurant permanent : elle revient à l’écran à chaque bombardement, puis disparaît dès que le générique de l’oubli se met en marche. Le monde a développé un talent rare : celui d’assister à la souffrance en direct, sans en être affecté.
Car la géostratégie, elle, ne s’encombre pas d’éthique. Gaza est utile, à sa manière. C’est un laboratoire où l’on teste la résilience des peuples et la résistance des principes. Une sorte de crash-test moral : jusqu’où peut-on pousser une population avant qu’elle cesse d’exister sans que le mot «crime» soit prononcé ? Pendant ce temps, les puissances alignent leurs positions comme on aligne des chiffres sur un tableau Excel : tel pays condamne, tel autre soutient, le reste «observe avec inquiétude». Le Conseil de sécurité, fidèle à lui-même, sécurise surtout sa propre inertie.
Et nous, spectateurs disciplinés, nous commentons la tragédie comme on suivrait un feuilleton. On mesure les destructions, on compte les morts, on partage les images, puis on passe à autre chose, rassurés d’avoir «été informés». L’ère numérique a fait de la compassion un réflexe pavlovien : un clic, une larme, un scroll. Gaza n’a plus besoin d’ennemis : elle a l’indifférence du monde pour geôlier.
Pourtant, au milieu des ruines, des enfants continuent d’aller à l’école, des médecins opèrent sans lumière, des familles reconstruisent des murs avec des pierres déjà tombées. C’est peut-être là, dans cette obstination à vivre, que se loge la dernière définition de l’humanité. Non pas dans les discours des chancelleries, ni dans les communiqués des ONG, mais dans le simple refus d’abandonner. Gaza, en ce sens, ne nous accuse pas : elle nous reflète. Elle nous montre ce que nous sommes devenus – des êtres capables de justifier l’injustifiable, d’accepter l’inacceptable, et de s’émouvoir à condition que ce soit confortable.
Alors oui, Gaza est bien un miroir. Et ce qu’il nous renvoie n’est pas beau à voir : la diplomatie réduite à l’impuissance, les principes humanitaires à la rhétorique, les droits de l’Homme à des mots creux. Mais un miroir, aussi impitoyable soit-il, ne ment jamais. Il se contente de refléter. Libre à nous d’y reconnaître notre visage ou d’en détourner le regard.
A. B.