Une contribution de Mohamed Elbaikam(*) – Depuis 50 ans, le peuple du Sahara Occidental vit sous l’une des occupations les plus longues et les plus méconnues du monde. Pourtant, de récentes fuites diplomatiques révèlent que les Etats-Unis et la France travaillent discrètement au sein du Conseil de sécurité de l’ONU pour atténuer les références à l’autodétermination – un objectif que le peuple du territoire occupé poursuit depuis longtemps – et cherchent à obtenir un soutien pour le plan d’autonomie proposé par le Maroc en 2007.
Cette manœuvre reflète une tendance internationale croissante où la commodité politique prend le pas sur le droit international, laissant le peuple sahraoui prisonnier de la même injustice qui a commencé en 1975. Il ne s’agit pas d’un différend régional, ni d’une question d’allégeances anciennes. C’est un cas clair de décolonisation inachevée – un processus reconnu par le droit international, bloqué par des intérêts politiques et entretenu par le silence.
La Cour internationale de justice (CIJ) a réglé la question de la souveraineté au Sahara Occidental il y a un demi-siècle. Dans son avis consultatif de 1975, la Cour a déclaré sans ambiguïté qu’aucun lien territorial ou de souveraineté n’existe entre le Maroc et le Sahara Occidental pouvant justifier la revendication d’annexion du Maroc. Cet avis a réaffirmé le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination par une expression libre et authentique de sa volonté.
En réponse, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Résolution 1514 (XV) sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux, définissant l’autodétermination comme un droit universel et non négociable. Depuis, le Sahara Occidental figure sur la liste officielle de l’ONU des territoires non autonomes, aux côtés d’autres régions en attente de décolonisation. Ainsi, les Nations unies reconnaissent depuis longtemps un organe représentatif mandaté pour exprimer la volonté du peuple sahraoui dans les forums internationaux et les processus de paix. Bien que le Sahara Occidental ne soit pas aujourd’hui un Etat à part entière au sens des règles onusiennes, il participe aux instances régionales et aux organes de l’ONU en tant qu’interlocuteur légitime d’un peuple encore privé du droit de décider librement de son avenir.
Selon le droit international humanitaire, le contrôle exercé par le Maroc sur le Sahara Occidental constitue une occupation belliqueuse, non une souveraineté. La Quatrième Convention de Genève (1949) interdit explicitement à une puissance occupante d’exploiter les ressources naturelles d’un territoire occupé. Elle proscrit également le transfert de population vers ou depuis ce territoire. Malgré ces principes juridiques clairs, le Maroc a envahi et occupé la majeure partie du Sahara Occidental à la fin de l’année 1975, après la fin de la domination coloniale espagnole et le retrait de l’Espagne, forçant des dizaines de milliers de Sahraouis à l’exil et établissant une occupation militaire qui perdure encore aujourd’hui.
De plus, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a constamment statué – en 2016, 2018, 2021 et 2024 – que le Sahara Occidental et le Maroc sont des « territoires distincts et séparés » au regard du droit international. Ces arrêts invalident tout accord commercial ou de pêche entre l’UE et le Maroc appliqué au Sahara Occidental sans le consentement libre, préalable et éclairé du peuple sahraoui. En continuant d’inclure le Sahara Occidental dans de tels accords, les institutions européennes violent non seulement le droit de l’Union européenne, mais sapent aussi leur crédibilité en tant que défenseurs des droits humains et de l’Etat de droit.
Cependant, au-delà de ces aspects juridiques, le débat sur le statut final du Sahara Occidental repose sur des réalités humaines profondément marquées par l’occupation et la persécution. Des générations de Sahraouis ont grandi dans des camps de réfugiés à l’étranger ou sous occupation. C’est un peuple divisé par des murs et des frontières, mais uni par une identité et une mémoire communes.
Aujourd’hui, les Sahraouis vivent non seulement dans les camps de réfugiés de la province de Tindouf, dans le sud-ouest de l’Algérie, mais aussi dans les zones occupées du Sahara Occidental et dans les pays voisins comme la Mauritanie et le Mali. Ils partagent des racines sociales et culturelles profondes qui s’étendent à travers le Sahel Occidental – de la Mauritanie, de l’Algérie et du Niger jusqu’à la côte atlantique – où les liens familiaux et le patrimoine commun continuent de transcender les frontières coloniales qui les ont autrefois séparés.
Dans les territoires occupés du Sahara Occidental, le Maroc a mis en place des stratégies sophistiquées de contrôle qui restreignent tous les aspects de la vie sahraouie. La domination sécuritaire et militaire, la dépendance économique et l’ingénierie démographique constituent les piliers de cette occupation. Les projets d’infrastructure et les prétendus « plans de développement » visent principalement à exploiter les ressources naturelles et à faire taire les voix sahraouies, plutôt qu’à servir la population locale.
Le contrôle économique est également utilisé comme un outil de répression. Le Maroc sait que si les Sahraouis atteignent l’indépendance économique, ils retrouveront aussi leur liberté politique. Ainsi, des dizaines de militants sahraouis qui ont dénoncé l’occupation et ses politiques demeurent emprisonnés sous des accusations fabriquées et à l’issue de procès inéquitables, subissant torture, intimidation et surveillance systématique.
Face à cette répression, les Sahraouis ont défendu la dignité, l’éducation et la paix comme des formes de résistance à travers les décennies. Ils ont construit des écoles en exil, saisi les tribunaux internationaux et interpellé la conscience du monde.
Alors que le Front Polisario avait initialement recours à la résistance armée durant les premières années de l’invasion marocaine – une réaction commune chez les peuples colonisés –, il a depuis privilégié la diplomatie, le droit international et le plaidoyer humanitaire comme moyens principaux de lutte. Même si les combats ont connu un regain ces dernières années, il est essentiel de reconnaître cette évolution pour comprendre la cause sahraouie non pas comme un cycle de violence, mais comme une longue marche vers une autodétermination conforme au droit. Le peuple sahraoui refuse de sacrifier son avenir à la colère du présent, conscient que la véritable victoire ne se gagne pas par la force, mais en préservant la base morale de sa cause.
En définitive, la lutte sahraouie n’est pas seulement politique. Elle constitue une obligation morale et juridique pour la communauté internationale. Cette obligation appelle les Etats, les institutions et les individus à respecter les principes mêmes qu’ils ont inscrits dans la Charte des Nations unies : l’égalité de tous les peuples et le droit de déterminer leur propre destin.
A ce titre, soutenir la décolonisation du Sahara Occidental n’est pas prendre parti dans une querelle régionale. C’est défendre l’intégrité du droit international et la dignité de tous les peuples et communautés. Depuis plus d’un demi-siècle, les Sahraouis attendent – patiemment et avec dignité – que la communauté internationale tienne ses promesses. Ils ne demandent rien de plus qu’un seul jour de démocratie : le jour où ils pourront librement voter, sous supervision de l’ONU, pour décider de leur propre avenir.
L’Union européenne et les Etats-Unis, qui proclament leur attachement au droit international et aux droits humains, portent une responsabilité historique et morale pour mettre fin à cette injustice. Le droit est clair, et la légitimité de la cause est indéniable. La voix du Sahara continuera de rappeler au monde que la liberté n’est pas un privilège, mais un droit trop longtemps différé, en attente de reconnaissance.
M. E.
(*) Militant indépendant et écrivain sahraoui.