Depuis le début de la semaine, les influenceurs tchadiens pour l’essentiel des tiktokeurs occupent de nouveau le devant de la scène médiatique. Un phénomène désormais familier, mais dont l’ampleur et la dangerosité semblent, cette fois, atteindre un seuil critique. Au cœur de cette actualité, Abdo, à l’état civil Abdelwahab Hassan, l’un des plus connus d’entre eux, célèbre pour ses vidéos en arabe dénonçant des situations sociales et certaines injustices, et devenu au fil du temps une figure incontournable des réseaux sociaux tchadiens.
Cette notoriété lui a permis de franchir un cap. Comme beaucoup avant lui, Abdo a été courtisé par des hommes puissants, responsables politiques, officiels, acteurs influents. On l’a vu à plusieurs reprises aux côtés de ministres et de personnalités de premier plan, notamment durant les campagnes présidentielle et législatives, où lui et ses pairs ont assuré la “com”. La suite est connue, une nomination à un poste de direction au ministère de l’Action sociale, symbole d’une ascension rendue possible par le pouvoir des réseaux sociaux.
Mais cette semaine, Abdo est revenu sous les projecteurs pour une tout autre raison. Dans une publication Facebook à lui attribuée et rapidement supprimée, il est revenu sur la disparition tragique, en février 2024, du général Daoud Yaya Brahim, ancien ministre de la Défense. Contraint à la démission en octobre 2023 après la diffusion massive d’une sextape le mettant en cause, le général n’a pas résisté à la pression médiatique et au rouleau compresseur des réseaux sociaux. Sa mort avait profondément choqué la nation et révélé, de manière brutale, les dérives d’un écosystème numérique devenu incontrôlable.
Dans son message, Abdo disait son regret. Mais surtout, il mettait en cause des pratiques qu’il affirme connaître de l’intérieur, le sponsoring de tiktokeurs par des hommes influents, l’instrumentalisation de certains créateurs de contenus pour régler des comptes, détruire des réputations, faire tomber des têtes. Il affirme avoir lui-même été approché par des “gens puissants”, à qui l’on prêtait l’intention de “vouloir la tête” du général Daoud, moyennant argent et promesses, pour diffuser la vidéo compromettante. Il dit avoir refusé, tout en reconnaissant que d’autres ont accepté. Le résultat, lui, est connu.
Cette sortie a relancé une affaire que l’on croyait close. La famille du défunt s’est saisie du dossier et réclame justice, exigeant de connaître les commanditaires de ce qu’elle considère comme une entreprise de destruction morale ayant conduit à un drame humain. Dans la foulée, Abdo a été interpellé. Aux dernières nouvelles, il se trouverait entre les mains des services de renseignement.
Au-delà des faits, cette affaire pose une question centrale, quel est aujourd’hui le rôle réel des influenceurs et tiktokeurs dans la société tchadienne ? Sur les réseaux, une majorité de producteurs de contenus parlent de tout et de rien, s’emparent de tous les sujets avec passion mais sans méthode, sans formation, sans expertise. Ils attaquent, ciblent, accusent, souvent sans preuve, dans une logique de meute où l’objectif n’est plus d’informer mais de nuire. Une fois la proie désignée, il est rare qu’elle s’en sorte indemne.
Face à cela, des responsables politiques ont compris leur pouvoir. Certains les entretiennent, les utilisent comme boucliers ou comme armes. On assiste alors à une prolifération de vidéos de soutien, de publications dithyrambiques, d’éloges appuyés à tel ministre ou telle personnalité, souvent au nom d’une loyauté affichée au Maréchal. La frontière entre communication, propagande et manipulation devient floue, dangereusement floue.
Il serait malhonnête de ne pas évoquer le contexte social. Précarité, chômage endémique, absence de perspectives, pour beaucoup de jeunes, les réseaux sociaux sont devenus un moyen de subsistance, parfois la seule issue. Cela n’est pas condamnable en soi. Chacun a droit à une vie décente, à une place dans la société. Mais cela ne peut se faire au prix de la destruction d’autrui, du mensonge, de l’humiliation publique et de la manipulation des masses.
Car le danger le plus profond est ailleurs, l’influence sur une populatin jeune et vulnérable, peu armée face à la désinformation. Sans filtre, sans recul, des milliers de jeunes prennent pour vérité absolue des propos souvent vulgaires, approximatifs, parfois mensongers, tenus par des individus qui se sont autoproclamés juges, procureurs et experts de tout.
L’affaire Abdo a au moins le mérite de mettre en lumière un phénomène sociétal devenu dangereux. Un phénomène qu’il faut encadrer, réguler, et, lorsque c’est nécessaire, sanctionner. Faute de quoi, les conséquences pourraient être bien plus graves encore.
Une question demeure, si Abdo parle, s’il donne des noms, que fera l’État ? Ira-t-il jusqu’au bout, y compris lorsque les noms des “gros poissons” apparaîtront ? Ou choisira-t-il d’enterrer l’affaire, comme tant d’autres avant elle ? Il y va de sa crédibilité, de son autorité, et de sa responsabilité envers la société.
Les tiktokeurs tchadiens pourraient être des acteurs positifs comme ailleurs, produire des contenus éducatifs, culturels, touristiques, économiques, valoriser le pays et sa jeunesse. Beaucoup ont choisi un autre chemin, malheureusement, celui de l’invective, de l’obscénité, de la destruction de vies. Il est temps que l’État sonne la fin de la récréation.
La mort du général Daoud Yaya Brahim nous a rappelé une vérité simple et terrible, les mots tuent. Une publication peut détruire un homme, briser une famille, laisser des stigmates indélébiles. Cette famille, déjà éprouvée par la perte d’un père, a dû subir l’opprobre, la stigmatisation et l’humiliation publique.
Rien ne justifie cela. Rien.
L’heure n’est plus aux demi-mesures. Il faut remettre de l’ordre, tracer des lignes rouges claires et les faire respecter. Maintenant. Avant qu’il ne soit trop tard.