Douze longues années se sont écoulées depuis que les voix des journalistes de Radio France Internationale, Ghislaine Dupont et Claude Verlon, se sont tues sous le soleil brûlant de Kidal, au Nord du Mali. Ce 2 novembre 2013, ces deux journalistes, symboles d’une presse libre et d’une parole sans entrave, avaient tendu leur micro à un représentant du mouvement rebelle qui occupait alors la ville, avant d’être enlevés puis exécutés à la sortie de la bourgade. Leurs corps, criblés de balles, avaient été retrouvés gisant près d’un véhicule en panne, abandonné par leurs ravisseurs. Dès les premières heures, la thèse d’un enlèvement qui aurait mal tourné, avait prévalu. Mais au fil du temps, les certitudes se sont effritées, laissant place à une mosaïque d’interrogations et de zones d’ombres. Et c’est de cet épais brouillard de doutes créé par l’absence d’indices fiables et concordants, qu’a surgi une autre piste, celle d’un crime commis en représailles à la libération d’otages français, intervenue peu avant, certains ravisseurs s’étant estimés floués dans le partage de la rançon.
Un théâtre géopolitique complexe comme l’était et l’est encore le Mali
Le 28 octobre 2013, en effet, quatre ressortissants français, Thierry Dol, Daniel Larribe, Pierre Legrand et Marc Feret capturés en 2010 par Al‑Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) sur le site d’uranium d’Arlit, ont été libérés après trois ans de captivité dans le Nord du Niger. C’est vrai que le chaînon montrant que les ravisseurs se sont vengés en commettant ce crime parce que la rançon a été mal partagée, reste spéculatif, mais l’hypothèse a été avancée en raison de la présence supposée de Baye Ag Bakabo parmi les ravisseurs des journalistes. Ce Touareg décrit comme un intermédiaire informel dans les affaires d’enlèvements et de rançons, aurait ainsi exprimé sa frustration suite au partage inégal du « jack-pot », après la libération des otages d’Arlit, peu avant le drame, et c’est cette colère qui aurait servi de détonateur au kidnapping. Resté introuvable pendant des années, cette figure fantomatique du dossier, a été abattue par les forces françaises, en juin 2021, à Aguelohk, dans le Nord du Mali. D’autres suspects dans cette affaire sont morts dans des circonstances tout aussi obscures, à l’image de Cheick Ag Aoussa, présenté comme l’interlocuteur privilégié des forces françaises et l’instigateur principal du rapt, tué en 2016 dans l’explosion de son véhicule à Kidal après une réunion avec la Mission onusienne au Mali. Certains considèrent la disparition de Baye Ag Bakabo et celle de Cheick Ag Aoussa, comme des assassinats ciblés de témoins gênants, et n’hésitent pas à laisser planer le soupçon d’une implication française dans ce double meurtre. Quoi qu’il en soit, l’assassinat de Ghislaine Dupont et de Claude Verlon, au-delà de sa brutalité, interroge la capacité des Etats à garantir justice et vérité lorsqu’ils sont eux-mêmes acteurs, ou otages, d’un théâtre géopolitique complexe comme l’était et l’est encore le Mali. C’est ce qui pourrait expliquer le fait que depuis la commission des faits, en 2013, des années s’empilent, des rapports se succèdent, des témoins se taisent, des pistes s’effacent, des acteurs disparaissent et l’enquête avance à pas comptés, sans qu’on ne puisse mettre la main ne serait-ce que sur les deux suspects encore en vie, qui sont probablement les derniers gardiens d’un secret qui n’a jamais cessé de hanter les familles des victimes.
Le dossier est désormais à l’arrêt complet avec la suspension de toute entraide judiciaire entre Paris et Bamako
Le combat de ces dernières n’est pas, loin s’en faut, celui de la vengeance, mais celui de la vérité qui permettra enfin de savoir pourquoi, par qui et comment Ghislaine et Claude ont péri dans la poussière et dans le feu, ce 2 novembre 2013. Pour ces familles qui refusent de laisser le sable mouvant de Kidal ensevelir méthodiquement les derniers indices de ce crime qui ressemble davantage à une affaire d’Etat qu’à une bavure locale, tous les moyens doivent être mis en œuvre pour leur permettre de savoir qui a appuyé sur la gâchette, qui a laissé faire, qui a su, et qui a choisi de se taire, afin de pouvoir enfin faire leur deuil. Leur crainte, hélas justifiée, est que le temps et l’oubli referment définitivement le dossier, jusqu’à prononcer la plus cruelle des sentences, celle d’un crime sans coupable. Malheureusement, sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, c’est bien vers cette issue que l’on semble s’acheminer, d’autant que sur le plan judiciaire, le dossier est désormais à l’arrêt complet avec la suspension de toute entraide judiciaire entre Paris et Bamako depuis la rupture diplomatique entre les deux pays en 2022. On peut donc dire que le temps, le silence et les fractures politiques se conjuguent pour étouffer la vérité, au grand dam des familles des victimes et de toute la grande famille de la presse qui se battent depuis douze ans pour honorer la mémoire des deux journalistes. Et pour permettre aux juges de boucler enfin ce dossier extrêmement complexe, à la croisée du judiciaire, du politique et du diplomatique.
« Le Pays »